La bande dessinée n’a pas cessé de se développer et de voir ses ventes augmenter depuis les années 1900. Certains la qualifient encore de sous-genre littéraire. Est-ce justifié ?Contemporaine de l’engouement croissant pour les technologies audiovisuelles, faut-il craindre l’appauvrissement de la pensée ?
J’ai reçu en cadeau une reproduction du scénario et des planches originales d’Astérix Le Gaulois en préparation de la première publication qui en a été faite dans Pilote en 1959, puis en album en 1961. Quatorze pages de texte composent le synopsis rédigé par Goscinny, découpé et ensuite illustré par Uderzo.
Ce cadeau m’a ramenée au souvenir des images qui m’ont introduite à la littérature jeunesse. Elles m’ont conquise avant les mots et ont établi le fondement de ma culture constituée des contes de Grimm, de Charles Perreault et de Beatrix Potter, des Fables de Lafontaine, des historiettes de Bécassine et de Martine, des collections de Tintin, Archie, Charlie Brown, Astérix, Achille Talon et j’en oublie.
Plus tard, les dessins qui accompagnaient Le petit prince de Saint-Exupéry ont enrobé les mots comme on ouvre un présent à Noël. Plus l’emballage est de qualité, plus les mots prennent de la valeur. Avec le temps, l’iconographie a perdu de son importance et le texte a confirmé sa place de premier plan. J’ai lu tout mon content de romans, poèmes, essais, biographies. Pourtant, je ne suis pas encore rassasiée.
La bande dessinée en tout genre demeure pour moi un régal annuel. En décembre, La méduse de Samantha Leriche-Gionet, alias Boum, et Plume, Chansons par toutes sortes de Monde chez Moult Éditions m’ont ravie. En janvier, ce sera L’affaire Delorme de Grégoire Mabit et Michel Viau, ainsi que Sa majesté des mouches d’Aimée de Jongh et William Golding.
Cette expérience fusionnelle des mots et des images, je l’ai transmise à mes trois fils. Enfants, je les emmenais vider la bibliothèque municipale de tout son catalogue de bédés. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui nous a offert, aux Fêtes, l’édition Astérix Le Gaulois 2024 chez Hachette. Comme leurs parents, les garçons sont devenus de grands lecteurs de bouquins en tout genre.
La bande dessinée, un sous-genre littéraire ?
Je vois un parallèle à faire avec l’art dramatique ainsi que la cinématographie. En effet, un texte sous-tend aussi ces formes de créations visuelles. L’écrit se fondera dans l’œuvre, sera mis en relief ou s’en détachera selon l’attention, l’importance et le talent accordés au graphisme, à la scénographie ou à la photographie. Si l’analogie paraît moins évidente avec le théâtre qui bénéficie d’une tradition de publication et d’analyses savantes, il reste que l’incarnation des mots en personnages vivants relève d’un même mécanisme. Sans surprise, Paul à Québec et Paul à la maison de Michel Rabagliati, ont été portées respectivement à l’écran et sur les planches. Au siècle dernier, le père Ladébauche, personnage né sous la plume du journaliste et caricaturiste québécois Hector Berthelot, a progressé vers la chronique hebdomadaire, les représentations devant public et brièvement le cinéma.
En 2000, Gilles Perron soutenait que « La bande dessinée n’est pas un genre littéraire[1]. » dans un article de la revue Québec français de l’Association québécoise des professeurs de français, commanditée par le ministre de l’Éducation du Québec et par la ministre de la Culture et des Communications. La BD ne pouvant exister sans dessins, cette antériorité la disqualifierait. Il affirmait également :
« La bande dessinée se réclame de la littérature par son texte; on la nomme parfois, afin de la rendre plus présentable dans des milieux qui pourraient la snober, littérature graphique. Mais à l’occasion, pour mieux […] s’inscrire dans le littéraire, elle ira volontiers flirter avec des œuvres déjà consacrées. »
Vraiment, cette antériorité ferait-elle foi de tout ? Parce que je ne partage pas ce point de vue, j’ai entrepris de vérifier cette assertion auprès d’autres sources.
Contre-arguments
Dans le périodique Modern Language Association of America, Hillary Chute renverse cette position rigide[2]. Elle y déclare que cette réaction négative expose, au fond, l’anxiété causée par le tournant audiovisuel de la culture observé depuis les années 1990. Ceci révélerait une sorte de méfiance envers une forme connue pour son passé populaire. Plusieurs dénoncent ainsi une perte incontrôlable de littératie qui appauvrirait la pensée. À ces arguments, elle répond qu’il est nécessaire d’élargir notre intérêt et notre curiosité scientifique puisque des questions urgentes y sont abordées tout comme dans la littérature contemporaine. Elle demande :
« Quelle [sic] sont les structures narratives les plus pertinentes pour produire une représentation éthique de l’histoire ? Quels sont les enjeux actuels liés au droit de montrer et de raconter l’histoire ? Quels sont les risques de la représentation ? Comment les gens comprennent-ils leur vie en concevant des récits et comment parviennent-ils à rendre intelligible la difficulté du processus de remémoration ? Les récits graphiques font écho et prolongent les inventions formelles de la littérature, depuis les attitudes sociales et les pratiques esthétiques du modernisme jusqu’à la transition postmoderniste vers une démocratisation des formes populaires. […] Les approches critiques de la littérature, comme elles commencent à le faire, doivent porter une attention plus soutenue à cette forme en développement — une forme qui exige de repenser le récit, le genre et, pour reprendre l’expression de James Joyce, la “modalité du visible” (1948 : 39). »
Ce point de vue correspond à la haute estime que je confesse aux titres tels que Pyongyang, Chroniques birmanes, Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle ou aux six tomes de L’arabe du futur de Riad Sattouf, ou encore aux quatre volumes de Persepolis de Marjane Satrapi.
Dans Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites[3, Jan Baetens de l’Institut d’études culturelles de l’Université de Leuven en Belgique s’attarde au concept de récit, aux types de récits visuels qualifiés de « littéraires » pour enfin démontrer que l’analyse littéraire de la bande dessinée mène au renouvellement de la théorie narrative et pose de nouvelles bases, en particulier pour le discours autobiographique et les techniques du feuilleton. D’une part l’énonciation verbale — la narration —, d’autre part l’énonciation visuelle qui reste une partie intégrante du récit.
« Certes, on peut toujours essayer de dessiner comme on écrit, ou penser qu’on le fait, mais au niveau de la lecture il existe souvent un sentiment de décalage […] il n’est pas sûr que le lecteur perçoive de la même façon les informations fournies par la narration et celles fournies par la graphiation, si bien que l’instance narrative d’un roman graphique sera (presque) toujours lue de manière plus “polyphonique” que l’instance narrative d’un texte littéraire non visuel. ».[4]
Autrement dit, le lecteur d’une bande dessinée ou d’un roman graphique y entre comme dans un palais aux miroirs. On y rencontre le reflet d’enjeux actuels, on y expérimente diverses facettes de l’acte narratif.
Un art narratif à part entière
Dylan C. Guffey de l’Eastern Kentucky University, dans sa thèse publiée en 2020, ajoute à la discussion de solides arguments. Il affirme que si le genre littéraire de la bande dessinée ne semble qu’émerger, il n’a pas cessé, quelles que soient les apparences, de se développer depuis les années 1900. Aux États-Unis, cette évolution épouse celle des opinions et des valeurs américaines. Les critiques sur la forme et le manque de substance l’ont écarté des cursus académiques, mais en étudiant les critères traditionnels de forme, de contenu et de style, les composantes artistiques et littéraires sont clairement identifiables. Il conclut que les bandes dessinées sont plus qu’un simple sous-genre de la littérature de fiction. Il constate par ailleurs que la réalisation transdisciplinaire de projets artistiques alliée à la forme littéraire les rend même idéales à l’initiation de nouveaux lecteurs aux concepts de lecture avancés. Mon réflexe d’éducatrice de mes trois bambins était donc le bon, ce que mon approche empirique avait déjà vérifié.
Ainsi, en incorporant des éléments visuels, il est possible d’ajouter de façon graduelle des niveaux de compréhension supérieurs. Ce support qui plaît tant aux jeunes fournit allégories et exemples sur la manière dont la littérature fonctionne pour communiquer avec les lecteurs. L’utilisation de phylactères et de formes structurelles variées enseigne également comment les auteurs manipulent la vitesse à laquelle nous lisons pour contrôler le rythme et le suspense, une technique qu’Hergé maîtrisait parmi tant d’autres.
Avec ses héros et des antihéros, la BD canalise les revendications de la jeunesse. Loin de les encourager à devenir plus violents, indifférents ou paresseux, elle inspire aux nouvelles générations qu’elles peuvent changer leur environnement, leur univers. Pour tous ceux qui se sentent rejetés ou en marge de la société, elle envoie le message que la différence est une identité culturelle en soi et qu’elle peut contribuer à bâtir un monde meilleur. En poursuivant cet objectif, les bandes dessinées s’inscrivent de façon légitime dans le domaine de la littérature.
Quand on réfléchit à ce qui avoisine le plus la bande dessinée, on l’associe aux contes et légendes, au folklore et aux mythes. Centrés sur une tradition de narration liée à une idéologie, il semble évident que, malgré sa facilité apparente, le genre conserve un style, une approche du récit et de la lecture qui lui est spécifique.
À partir de 2019, les ventes ont crû de manière sensible tandis qu’en 2022, ce type de fiction était le plus vendu en Amérique du Nord. Certains continuent de les qualifier de friandise, mais je conteste ce jugement. Les bandes dessinées n’intègrent-elles pas des intrigues, des personnages et des conflits, des arcs narratifs tout comme les romans traditionnels ? N’offrent-elles pas le même divertissement tout en cachant un même niveau de complexité ? Même structure, même fonction de base, même rôle sociétal.
« Ils ont la même capacité que les livres à souligner les défauts et les normes de la société, et agissent comme un activisme de la même manière que les livres traditionnels. Ils font également partie de cette capsule temporelle, car les auteurs et illustrateurs de romans graphiques sont influencés par leur environnement, tout comme les auteurs d’autres genres[5]. »
À l’exemple de Maus sur l’Holocauste, publié et interdit plusieurs fois, cette forme littéraire s’emploie à enseigner des informations réelles comme un livre traditionnel et permet au lecteur de développer sa propre vision et sa pensée critique.
Collision transgenre
Ma lecture du moment : le roman Cloud de Gilles Jobidon. Le personnage principal, plongé dans un univers dystopique effrayant, s’invente des héros et des histoires de bandes dessinées pour s’évader de la réalité. Cette collision entre deux genres témoigne d’une appartenance à une même famille. Invitons les théoriciens à écarter l’idée que la bande dessinée vit en marge de la littérature afin d’en révéler toute la richesse et ouvrir ses pages toutes grandes à l’intérieur des programmes scolaires.
[1] PERRON, Gilles, Bande dessinée et littérature, Québec français, (118), 86–88, Érudit, https://www.erudit.org/fr/revues/qf/2000-n118-qf1197351/56072ac.pdf, document généré le 27 déc. 2024 11:03.
[2] CHUTE, Hillary (2008), Comics as Literature? Reading Graphic Narrative, PMLA, n 123 (2), p. 452-465.
Hillary Chute, La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques, Transpositio, Traductions, 2020. https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques. Consulté le 27 décembre 2024
[3] BAETENS, Jan. Littérature et bande dessinée. Enjeux et limites. Cahiers de Narratologie [En ligne], 16 | 2009, mis en ligne le 25 mai 2009. http://journals.openedition.org/narratologie/974 ; DOI : https://doi.org/10.4000/narratologie.974 Consulté le 27 décembre 2024.
[4] Guffey, Dylan C., The Comic Book Conundrum: Defining Comic Books as a Literary Genre, Spring 5-4-2020, Honors Theses/724. https://encompass.eku.edu/honors_theses/724https://encompass.eku.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1775&context=honors_theses#:~:text=Some%20may%20interpret%20this%20point,the%20text%2C%20not%20the%20images. Consulté le 28 décembre 2024
[5] Romans graphiques : littérature ou pas ? par Librarian_Elise11 juillet 2024, Palo Alto City Library,
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