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Écrire : un fun noir*

Le titre d’une parution de 2019, Écrire, un plaisir à la portée de tous: 450 techniques d’écriture[i], heurte mon rapport à la littérature, car la question du plaisir interroge les raisons profondes qui poussent à s’isoler et à aligner les mots durant des heures, à soustraire (Voir Roland Barthes, Le plaisir du texte), à recommencer, à relire encore, à s’exposer à la critique. Loin de moi l’idée de critiquer ce livre que je n’ai pas lu. Mais « plaisir », vraiment ?


Certes, plaisir d’agencer des mots qui sonnent bien, de jouer sur le sens, de créer des discordances, plaisir de laisser danser l’imagination sur le rythme qu’elle s’est choisi, de s’évader d’un présent ou de parvenir à le peindre, de chahuter ou de créer l’harmonie, de tracer sa voie ou de se perdre sans retour, de se sentir unique ou de réussir le tour de force de traduire les voix de la masse. Dans les ateliers d’écriture, on s’y inscrit pour se distraire, s’amuser, s’améliorer sous l’œil bienveillant des participants. Plaisir de ficeler une histoire qui fonctionne, de poser le point final.


Mais, s’il n’y avait que le plaisir, que penser de tous ceux qui écrivent en état de souffrance ? Dans son Journal, Franz Kafka confiait : « Je ne comprends toujours pas qu’il soit possible à tous ceux qui peuvent écrire d’objectiver une douleur dans la douleur. La douleur me fait la grâce d’un trop-plein de forces à l’instant même où la douleur, de façon visible, épuise mes forces jusqu’au cœur lacéré de mon être.[ii] » Je pense aussi à ces mots d’Arthur Rimbaud « Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! [iii]»


D’autre part, au commencement de tout projet, si la vision originelle inspire enthousiasme et souffle, beaucoup s’abîment dans le découragement de ne jamais atteindre la perfection. Gustave Flaubert travaillait ses romans sur plusieurs années. Gogol brûlait des versions qu’il avait pris une demi-décennie à peaufiner. Certains jours, on semble scribouiller avec des mitaines (oui, ce pléonasme est voulu), surtout lorsqu’on a le malheur de se comparer à d’autres. J’ai commencé la lecture de L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar. Je me répète que je dois me cultiver et apprécier, et non sombrer dans le désespoir de ne jamais atteindre cette qualité de contenu et de forme.


« L’écriture est un immense plaisir mais un tourment quotidien », commentait James Salter[iv].


Œuvre par œuvre, l’artiste construit un édifice qui lui ressemble, qui exprime son individualité et la conversation qu’il entretient avec le monde. Chacun représente un carrefour de rencontres, d’influences, de lieux visités, d’apprentissages qui s’harmonisent ou se percutent avec des parts d’ombre et de lumière, et toutes les vibrations inimaginables entre les deux. Comme le magma qui bouillonne sous la croûte terrestre, la coulée en fusion peut surgir en tout lieu. Dans un taudis (Céline), dans les coulisses d’un théâtre entre les représentations (Robert Lalonde), sur la route (Jack Kirouac), sur une île (Marguerite Yourcenar), dans une maison fortifiée au bord de l’Atlantique (Gabriel García Márquez), au cœur d’une ruelle (Jacques Prévert et Boris Vian) ou sur une ferme africaine (Karen Blixen).


Auteurs et autrices utilisent ce qu’ils portent en eux. Plaisir et douleur s’acoquinent dans le même espace cérébral. Ils se gravent dans la mémoire en s’associant à l’attente de récompenses, souvent de guérison. Les possibilités d’interaction sont innombrables puisqu’elles varient en fonction de l’individu et de son environnement.


Quatre occasions de douleur : intérieure et extérieure (mal-être et adversité), physique (maladie et handicap) et morale (faute, culpabilité ou responsabilités écrasantes). Si les quatre sont imbriquées l’une dans l’autre, la seule voie de survie consiste à les sublimer, ce qu’à peu près seul l’art parvient à accomplir de façon universelle.


Des études sérieuses ont démontré qu’écrire désinhibe, atténue l’effet du stress et de la dépression, peut même soulager des douleurs physiques[v]. Lorsque, adolescente, je dénouais dans mes cahiers les émotions enchevêtrées résultant des maltraitances subies à la maison comme à l’école dans des vers abstraits, indéchiffrables, je me souviens de cette drogue que je consommais pour calmer mes angoisses, de l’orgasme ressenti (oui, de l’orgasme !) en fin de rédaction. Je ne lâchais d’ailleurs pas le stylo sans que cet état d’euphorie ne se manifeste. Douleur et jouissance se confondaient dans ce plaisir tout solitaire.


Ainsi l’expérience m’a enseigné que si la démarche est authentique, si le doute et l’univers entier disparaissent, si le marais des justifications s’évanouit comme par magie, la grâce s’épanouit, le créateur touche au nirvana.


Et le lecteur viendra plus tard, si tel est le souhait de son auteur, …et si le texte triomphe dans l’épreuve de se distinguer malgré l’encombrement des tables des éditeurs.


* Fun noir : expression québécoise qui signifie avoir beaucoup de plaisir.

[i] STACHAK, Faly. Éditeur EYROLLES. 423 p.

[ii] 1909-1923. Deuxième cahier.

[iii] Poème Le bateau ivre

[iv] LIEBAERT, Alexis, publication du 7 septembre 2014.

[v] VIGNAU, Élyane, 5 bienfaits insoupçonnés de l’écriture, mis à jour le 4 décembre 2020. https://www.psychologies.com/Therapies/Developpement-personnel/Methodes/Articles-et-Dossiers/5-bienfaits-insoupconnes-de-l-ecriture, consulté le 30 décembre 2021

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