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Histoire de donner un sens à la vie

Une question posée à l’intérieur d’un club de lecture — combien de livres avez-vous ? — a taquiné ma mémoire et m’a imposé une réflexion sur cette particularité bien humaine qui est celle de créer et de raconter des histoires.


Je me revois enfant, chez moi, au pied d’une armoire où s’empilaient pêle-mêle jouets, bandes dessinées, contes et livres jeunesse. Je revois aussi la première bibliothèque que j’ai fréquentée, celle de l’école, fuyant la cour de récréation où je ne me sentais pas la bienvenue. À l’entrée, des rayons aménagés sur trois étagères contenaient toute une collection consacrée à la mythologie grecque. Que d’histoires délirantes et alambiquées j’ai dévorées !


Plus tard, la bibliothèque du quartier Saint-Sacrement m’a initiée aux odeurs de cuir, de carton, de papier et de colle, toutes absentes de la bibliothèque scolaire par excès de propreté. Elle me faisait l’impression d’un cocon en raison de ses dimensions modestes. Le rayonnage, cette fois organisé en hauteur, m’incitait à grandir plus vite. La science-fiction et les romans à l’eau de rose (ceux de Jeanne Philbert [Magali] et ceux de Jeanne-Marie et de Frédéric Petitjean de La Rosière [Delly]) m’ont offert des heures et des heures d’évasion.


À l’adolescence, mal dans ma peau et craintive du jugement réservé aux étudiants abonnés au plaisir solitaire de la lecture, j’ai boudé celle du collège. La bibliothèque publique continuait cependant de m’approvisionner. Je privilégiais alors la littérature russe, française et québécoise. À l’Université Laval, j’ai arpenté avec bonheur les allées croulantes de bouquins. Du pavillon Jean-Charles-Bonenfant, j’ai exploré tous les étages sans me limiter à aucune discipline. À vingt ans, j’ai visité la bibliothèque commémorative Sterling et la bibliothèque Beinecke de Yale. L’architecture néo-gothique et le design futuriste de l’autre m’ont certes impressionnée, mais c’est la richesse du patrimoine humain qui m’a le plus émerveillée.


Là, au centre de New Haven, entre New York et Boston, j’ai été frappée par la vastitude du besoin de raconter.


Dès un tout jeune âge, les enfants se font expliquer par les adultes des concepts difficiles à apprivoiser comme la reproduction, la maladie et la mort au moyen de courtes fictions. En prenant pour exemple l’actuelle guerre en Ukraine, je peux très bien imaginer la scène suivante.


— Pourquoi la paix ne dure pas ? Pourquoi la guerre ? s’inquiète l’enfant.

— La guerre et la paix s’opposent, mais n’existent pas l’un sans l’autre. Ça va ensemble, répond son papa un peu distrait.

— Je ne comprends pas, réagit le garçon décontenancé. C’est la paix qui vient en premier. Celui qui veut la guerre, c’est le méchant, non ?

— C’est comme si tu demandais ce qui vient en premier, la poule ou l’œuf. Avec la paix et la guerre, c’est un peu la même chose.

— Je ne comprends pas, répète le garçon un peu troublé.

— Écoute cette histoire. Monsieur le corbeau et ses amis, les mésanges, les moineaux et les étourneaux, partagent tous les jours le même ciel et ils se posent sur les branches des mêmes arbres. Ils croassent et chantent toute la journée et ils semblent heureux tous ensemble. Mais parfois, pour de la nourriture, une flaque d’eau ou l’emplacement d’un nid, ils se disputent tour à tour, à coups de becs et de pattes crochues. Le lendemain, tout est oublié. Tu vois, même si tout le monde préfère la paix, il se produit des conflits.

— Comme avec mon frère, ou toi avec maman.

— Voilà, tu as compris.


La création d’histoires tente de satisfaire la quête de sens à tout âge. Les comptines, les reconstitutions historiques, les idéologies politiques, les théories économiques, les dogmes religieux et même les scientifiques improvisent ou élaborent du sens pour le bien-être collectif. « Dans le grand manuscrit de la vie, nous avons accès à des chapitres qui n'ont jamais été lus auparavant », ne pouvait si bien dire Evan Eichler[i], médecin à l’Université de la Californie à Santa Cruz en parlant du séquençage maintenant complété du génome humain.


Les mythes et les légendes ont longtemps réconforté les populations ignorantes devant un monde déconcertant. L’inexpliqué fournit encore de la matière aux sorciers modernes : chamans, médiums et gourous autoproclamés. Sur ce sujet, l’ouvrage Sapiens : une brève histoire de l’humanité[ii] par Yuval Noah Harari est très éclairant. Par ailleurs, Clarissa Pinkola Estés démontre, dans Femmes qui courent avec les loups[iii], comment les femmes transmettent à leurs filles une sagesse séculaire à travers les contes ancestraux, qui, d’une part, leur permettent de se tirer d’affaire dans des situations délicates et, d’autre part, de donner un sens à leur vie.


En ce temps de pandémie, de problèmes sociaux et de conflits mondiaux, les récits se propagent à coup de milliards de bits et d’octets transportés par les câbles optiques, les ondes et micro-ondes. De richissimes entrepreneurs regardent vers les étoiles pour se glisser dans la peau des héros de sagas galactiques. Des citoyens ordinaires témoignent de visites et de contacts extraterrestres. D’autres provoquent des scandales hollywoodiens et font étalage de leur vécu sulfureux pour signaler leur existence, justifier leur raison d’être, leur valeur. Des dirigeants élaborent des discours belliqueux pour rassembler leur population autour d’une épopée militaire qui légitime leur règne. Des complotistes regroupent et assemblent des éléments disparates en un tout qui appuie leurs convictions, les rassure, sert d’exutoire à leur anxiété. À grande échelle, les croyances et philosophies opportunistes se saisissent des réseaux sociaux pour accroître leur audience.


Si la révolution de l’imprimerie a libéré la pensée (avec quelques infortunes liées aux guerres et à la censure) et lui a permis de mieux communiquer, la révolution numérique a élargi son terrain de jeu de façon exponentielle. Le besoin de raconter est drôlement bien servi par l’environnement informatique qui facilite le procédé. Seulement dans le domaine de la littérature, une quantité incroyable de pages web enseignent les bases de l’écriture (orthographe, grammaire, texte narratif, schéma actanciel, pratiques littéraires, etc.). Une foule de blogues d’écrivains et de lecteurs, des ateliers d’écriture à foison, des plateformes d’écriture en ligne, des forums, des classes de maître, des formations, des offres de mentorat, des conseils, des canevas, des communautés prolifèrent comme jamais.


La bibliothèque d’hier s’est dématérialisée pour se recomposer au bout de nos doigts. Autrefois, le catalogage et l’indexation représentaient la carte géographique de nos expéditions. Dans une bibliothèque traditionnelle, nous savons encore nous diriger, mais aujourd’hui, des moteurs de recherche aux paramètres obscurs nous entraînent dans les méandres cybernétiques par le biais de mots-clés. Des algorithmes abscons prétendent nous y guider, de quoi échafauder de nouvelles histoires, non ? Le connu ennuie, l’inconnu enflamme.


Pour répondre à la question initiale, j’ai calculé que je devais bien avoir lu au moins mille livres en format papier. Mais, si je tente de dénombrer la quantité d’histoires qui m’ont été racontées et ont forgé la femme que je suis, il m’est impossible de les recenser toutes. Vertige.


Cette folle avalanche de mots ne menace-t-elle pas d’engendrer l’effet contraire …soit la perte de sens ?

[i] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1873162/genome-humain-sequence-complete-sans-trou, consulté le 31 mars 2022. [ii] Éditeur ALBIN MICHEL, Collection Documents et Essais, 2015, 501 pages [iii] Éditeur LGF, Collection Livre de poche, 2001, 763 pages

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