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Les ratures : une complexité insoupçonnée

Je termine un roman, j’en entreprendrai bientôt un autre, phrase mainte fois répétée au cours des derniers mois. Ce livre est un goinfre, il engloutit tout mon temps depuis 2019. Je n’écris donc plus de poèmes ni de courts textes, ce que faisais autrefois malgré des conditions peu favorables, études, maternités, travail à temps plein, occupations qui me laissaient peu de répit. Est-ce que je regrette l’époque où je me surchargeais de tâches hétéroclites et de ces minutes que je volais à ma progéniture, à mon conjoint, à mon employeur pour rédiger quelques phrases, un poème à la va-vite ? Oui et non.


Vivre à la frontière de l’épuisement et même au-delà mes réserves d’énergie ne m’ont pas souvent fabriqué de beaux souvenirs, même si cette manière de mener ma barque en pompant tout le jus de mon petit moteur me procurait du plaisir, surtout quand l’inspiration me tombait dessus sans s’annoncer. La mise sur pause des ateliers d’écriture alimente ma nostalgie des compositions de quelques lignes, des mots qui coulent comme une rivière libérée de ses entraves.


Je constate que je m’ennuie du groupe de joyeuses plumes que je fréquente. Je m’assombris. Est-ce le train de mauvaises nouvelles (guerres, catastrophes climatiques, accidents, sinistres et crimes) qui influencent mon humeur ? Pourtant, ces actualités roulent aussi tout au long des douze mois de l’année. Mon blogue me paraît parfois trop sérieux, trop intellectuel, pas assez intimiste. C’est le moment d’une transformation, de profiter du congé estival pour utiliser la page mensuelle comme moyen de naviguer en d’autres eaux.


De mon amie d’enfance, j’ai reçu comme présent d’anniversaire Vivaces, atelier mobile de lecture et d’écriture, de Louise Warren, publié en 2022 aux Éditions du Noroît. J’y vois une occasion à saisir. L’autrice propose un jeu de cartes à lire et à interpréter pour muscler l’imagination. Je pense m’en inspirer pour me permettre une réflexion spontanée, une nouvelle, possiblement des poèmes. Aujourd’hui, je me lance, je pige « Le laboratoire des ratures ».


La rature est un processus complexe. Elle implique un choix, ceci plutôt que cela. Elle oblige à un lâcher-prise, à devenir conscient de l’insuffisance de ce qui est, à accepter qu’un changement apportera plus de satisfaction.


L’indécision, voilà qui accouche d’une créature bancale. Combien de fois reprend-on une phrase pour clarifier une intention, un souhait, un ordre, un conseil ? Pire encore quand on besogne en équipe sur une réalisation collective. On recommence, on ajoute, on retire, on doute. On s’inquiète du fait que le résultat n’aura plus rien de commun avec l’idée de départ ou le but poursuivi. Si la base de l’ouvrage n’a pas été bien définie, on s’enfonce dans un marais d’incertitudes. Dans le roman que je parfais, je forge un personnage féminin qui doit mettre en valeur un héros masculin, mais le poids de l’un et de l’autre a connu de multiples fluctuations. De plus, mon objectif quant au genre de roman n’ayant pas été suffisamment cerné, les chapitres souffrent d’une confusion certaine. Leçon à retenir.


Le Larousse commence sa définition du mot rature par « trait que l’on tire ». Ces quatre mots résument tout ce qui vient avant : loisirs sacrifiés, rencontres et fêtes négligées, tout ce à quoi on aurait pu s’adonner au lieu d’élaborer un univers parallèle. Tous ces divertissements mis de côté pour ces efforts de création qu’on annule d'un trait parce qu’on s’estime loin de la perfection.


Rature : recommencement, remise en question perpétuelle.


La rature, l'équivalent de la ligne qu’on efface lorsqu’on dessine le modèle qui se tient devant soi, objet ou personne. Geste posé dans l'espoir de traduire son essence, sa beauté. Lui faire justice, même dans l’abstrait. Provoquer l’émotion, convaincre, lutter contre l’indifférence du spectateur de passage. Comme dans un laboratoire où l’alchimiste mélange des substances interdites ou inconciliables, amoureux de l’expérimentation, dans l’insouciance des heures qui se perdent, sans crainte des risques encourus, l’atmosphère se sature des odeurs et des substances volatiles qui semblent avoir le potentiel de pénétrer l’esprit, d’engendrer des visions hallucinées, de donner corps aux fantasmes, d’envoûter les lecteurs et lectrices.


La recherche du Saint-Graal, « la formule de l’être », ce n’est pas moi qui ai inventé cette expression, que d’essais ratés. Raté, rature, ratification : rayon de lumière qui s’introduit dans l’officine des êtres humains en quête de la substance première, celle qui a enfanté le monde, supernovas, galaxies, étoiles, lunes et planètes, trous noirs, matière sombre, atomes, protons, neutrons et électrons, toutes particules élémentaires et toute vie.


La rature, une œuvre d’art en soi. Ce doit être pour cette raison que sont si populaires les manuscrits originaux des écrits des grands de la littérature. Il est émouvant de contempler la calligraphie particulière d’un écrivain, ses ratures, horizontales ou verticales, les grands X en travers des pages, ses pattes de mouche, ses hachures inscrites avec force, ses arabesques fléchées qui indiquent un déplacement, les couches successives de mots qui révèlent sa frustration, ses marges encombrées de notes. Chaque type de rature comporte une signification distincte. Elle peut constituer un trait d’humour, l’auteur ou l’autrice exprimant sans filtre le fond de sa pensée, pour la rendre ensuite politiquement correcte. Elle peut s’appliquer à dissiper tout malentendu. Les variations de sens, à vous de les découvrir.


Avec les livres conçus par ordinateur, toute la genèse de l’œuvre (biffures, retouches, brouillons) devient invisible, envoyée aux oubliettes. Pour quelle raison l’enregistrer : fétichisme, obsession de collectionneur, volonté de transparence ou de documentation, trace du développement de la pensée ? En réalité que saura-t-on du labeur de ces hommes et de ces femmes qui nous offrent en héritage la littérature moderne ? On efface, c’est tout simple. Ça en dit long sur notre désir de conservation de nos premières ébauches, comme si elles nous prenaient en défaut, comme si elle dénonçait nos lacunes dans cette société de performance. Par chance, il est quand même possible de garder les versions précédentes.


Rature : un art chargé de sens, un cadeau pour les générations futures, une perle pour la science archivistique.

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