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Littérature : démocratie, élitisme et liberté d’expression

Depuis quelques années, un repli important de la démocratie dans le monde est noté par plusieurs médias, constat corroboré par les conclusions récentes d’un rapport diffusé par The Economist Intelligence Unit[i]. Bien que l’analyse porte sur l’état politique de la planète, j’ai été tentée de transposer cet avertissement dans le domaine de la littérature.


Le processus de sélection par le biais duquel tel individu sera publié ou non fait-il obstacle à la circulation et au développement des idées, favorise-t-il une élite, brime-t-elle la liberté d’expression, et quelles sont les conséquences prévisibles du sentiment d’exclusion exacerbé par un procédé institutionnalisé ?


D’abord, quatre définitions pour comprendre sur quel fondement j’élabore ma réflexion :


Littérature : ensemble des œuvres écrites auxquelles on reconnaît une finalité esthétique.

Démocratie : système au sein duquel la souveraineté émane du peuple.

Élitisme : formation et désignation des meilleurs éléments d’un groupe.

Liberté d’expression : Protection de la recherche et de l’atteinte de la vérité, de la participation à la prise de décision d’intérêt social et politique ainsi que de la diversité[ii].


Dès notre tendre enfance, nous sommes plongés dans un univers de livres choisis par des jurys invisibles, guidés par leurs préférences renforcées par les programmes scolaires et la critique. Parvenus à maturité, nous avons intégré malgré nous une certaine hiérarchie de la littérature, avalisé le discours entendu sur les bancs d’école (parfois au prix d’humiliations infligées par nos éducateurs), assimilé la notion d’auteurs classiques et d’éditeurs sérieux comme étalon de mesure.


Pourtant, tous instruits et doués d’intelligence, ne sommes-nous pas en mesure de juger par nous-mêmes de la qualité, sans avoir à justifier aux yeux des autres ce qui enrichit notre pensée, assouvit notre faim d’expérience et d’évasion ? Combien sommes-nous à avoir exploré au hasard les rayons d’une bibliothèque municipale, attirés et émerveillés par l’inconnu, rebelles aux lectures imprégnées de moralité et de psychologie « adaptées » à notre tranche d’âge ? Pour ma part, j’ai détesté Les petites filles modèles et Les malheurs de Sophie de la comtesse de Ségur, leur préférant le ludique et le fantaisiste. Tous les goûts sont dans la nature. Qui n’a pas baillé d’ennui ou d’indifférence au tournant de pages imposées ou fortement recommandées ?


Une part de cette entorse à la littérature démocratique peut être attribuée aux enseignants, aux universitaires et aux chroniqueurs qui pèsent de tout le poids de leurs diplômes, mérites et recherches savantes sur la production littéraire, ce qu’on peut taxer de biais d’autorité. Est ainsi née la sous-littérature qui englobe les genres qualifiés de mineur comme les polars, la science-fiction, les romans érotiques, graphiques et la bande dessinée. (Peut-être ce champ d’étude est-il maintenant mieux couvert qu’au temps de mon baccalauréat à la fin des années 70.) On ne s’embarrasse pas du fait que la beauté et l’intérêt sont affaire de subjectivité, ce qu’on constate facilement dans les cercles de lecture. Un coup de cœur peut provoquer une rigolade ou l’indignation, mais y est au moins lu et discuté.


Tous ceux qui se soumettent au processus éditorial traditionnel se fient à l’aura de compétence qui s’en dégage. Le choc peut être brutal quand, abasourdis, ils se heurtent à un dispositif d’élimination expéditif et impitoyable (lettre de présentation, photographie, curriculum vitae, premières et dernières pages de l’ouvrage). La première impression, terriblement subjective, tout comme les quatre premières minutes d’une entrevue d’emploi, allume ou pas l’étincelle nécessaire pour briller au firmament des élus, parmi lesquels figurent aussi quelques accointances, membres de la famille, fréquentations médiatiques qui réclament leur place au soleil. Le trop grand nombre de candidats ne peut se concilier avec le modèle économique et concurrentiel en vigueur : structuration, vision (et même idéologie), quête d’excellence et de performance, visibilité, revenus, profits et croissance. Par ailleurs, le tamis des règles de la rentabilité a pour effet de privilégier des recettes reproductibles selon des canevas de base, une sorte de machine à saucisses productrice de collections lucratives.


Il ne suffit pas de monter sur le premier barreau de l’échelle pour grimper aux étages supérieurs et s’y accrocher; il faut se démarquer. Dans un plan marketing, le travail d’approche des critiques littéraires s’avère essentiel, mais teinte de partialité le cri au génie lancé sur la voie publique. En effet, la porosité des milieux dont ils proviennent (enseignement, journalisme, éditeur, écrivains, etc.), alimente la fabrication d’une valeur littéraire intéressée et tristement inique[iii].


Une fois placée sur les présentoirs, l’œuvre peut être adulée, descendue en flamme ou ignorée. Pour ne pas être relégués aux oubliettes, certains optent pour des gestes d’éclat ou tablent sur leur logorrhée pour appâter les acteurs influents actifs sur les diverses plateformes de communication. Concours, salons littéraires, revues de presse construisent une littérature égocentrique et narcissique qui encourage les mises en scène. Un visage et encore mieux un corps agréable constituent un atout. Les photos en quatrième page de couverture ou en gros plan dans les cahiers de la culture en témoignent.


Il reste donc peu de volonté pour une représentativité de la population dans toute sa diversité socioculturelle, sexuelle, religieuse, etc. Parmi celles qui aimeraient être entendues, quel silence réserve-t-on aux milliers de femmes des générations précédentes qui, par pression sociale, ont élevé leurs familles et remis à plus tard leur passion de l’écriture ? L’été dernier, dans le hall d’un complexe hôtelier, j’ai croisé une procession de têtes blanches qui s’apprêtaient à suivre un atelier de rédaction autobiographique. Leur voix littéraire n’a-t-elle aucune valeur en comparaison de plumes juvéniles au joli minois ou du panache de figures mâles burinées, convenues, sous les pieds desquels on déroule le tapis rouge ? « On a mis quelqu’un au monde, on devrait peut-être l’écouter[iv] ». Notre Histoire s’efface sans que personne ne s’en inquiète.


Ah oui, demeure la littérature indépendante, ce que promeuvent les entreprises d’autoédition en ligne ou papier et qui défendent les initiatives à compte d’auteur. Au risque de tomber dans les pièges à nigaud et de dépenser des sommes considérables inutilement, il faut décoder les petites écritures en marge des contrats, les promesses de ventes, de soutien à la révision et au design des jaquettes. Bonne chance… De plus, au Québec, la Loi sur le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre[v]en freine l’essor, car elle exige de ces compagnies d’être agréées par le ministère de la Culture et des Communications et de recourir aux services de distributeurs et de libraires agréés[vi]. N’entre pas qui veut dans nos écoles et chez nos libraires, sans compter que le livre numérique a été exclu de la législation, ce qui ferme la porte aux commandes en ligne. Même en procédant selon la loi, le roman exposé en vitrine sera vite remplacé au bout de quelques mois par les nouveautés suivantes promues par les leaders de l’édition.


Séduits par la révolution numérique, de plus en plus de gens écrivent et prennent les moyens pour être lus. On déniche sans effort divers réseaux sociaux dont les plateformes offrent la possibilité d’éditer et de partager des textes courts, ou des fictions entières en publiant les chapitres séparément afin de recevoir des commentaires de tous les continents et mener une collecte de fonds en vue d’une parution en format papier. Beaucoup sont drôlement performants pour créer une communauté de fans et les aspirants écrivain.e.s parviennent donc à être repéré.e.s, laissant miroiter que tous et n’importe qui peut décrocher le pactole. En gagnant un lectorat plus large, l’attention d’agents et de producteurs est alertée, des films tirés de ces ouvrages figurent même au box-office. Les adhérents ne le font pas parce qu’ils ont été rejetés, mais parce qu’ils y voient une façon efficace de faire connaître leur valeur et de vivre de leur plume.


La multiplication des offres menace la survie de notre patrimoine éditorial et c’est dommage. Personnellement, je veux que l’édition conserve ses lettres de noblesse (en fait foi le classement de mes livres en fonction de certains éditeurs appréciés) et qu’elle continue de tenir un rôle phare. Des crises liées à un mode de fonctionnement en voie de se scléroser se sont succédé : arrivée des appareils de lecture numérique, survenue de la pandémie qui a clos commerces et bibliothèques, et généralisé l’usage des écrans portables et des livres audio. Une mobilisation des forces ne devrait pas refouler toute cette activité, mais travailler à l’incorporer ou s’y associer en opérant une transformation salutaire. La condescendance et le repli sur soi ne peuvent entraîner que des pertes douloureuses.


Ce billet a été écrit alors que la guerre en Ukraine me secouait d’émotion. S’est faufilé un poème inspiré des enfants qui jouaient devant la maison tandis que la neige saupoudrait leurs bonnets de laine.


Transcendance


Tu es folle, folle, folle

Et tu danses, danses, danses

Tout autour des fous et tu t’en fous

Des convois et des missiles,

Des mots pesés, pesants, oppressants,

Du politique et du stratégique,

Des ambitions et des dépossessions,

Des opinions, des élucubrations,

Des frontières à renforcer ou à redessiner,

Des invasions barbares,

Des belligérants et des fuyards,

Des meurtriers et des victimes.


Insensibles aux ego boursouflés,

Tu danses, danses, danses

Au-dessus des gagnants et des perdants,

Des rêves démolis sous les obus.


Tu danses, danses, danses

Pour les petites filles et les petits garçons,

Fraîche sur la langue, taquine pour les yeux,

Tu te fais douce, douce, douce

Sur les tuques et les mitaines,

Sur la fourrure des écureuils,

Et sur les plumes des mésanges.


Tu danses, danses, danses,

Avant de disparaître après la fête;

Sagesse de folle, innocente farandole.

La guerre, ce crime contre l’humanité,

Jamais ne t’affole ni ne t’empêche

De couvrir de ta patte blanche

Nos cœurs affligés.

[i] https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2021/, consulté le 26 février 2022

[ii] Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, page 976; Ford c. Québec, [1988] 2 R.C.S. 712, pages 765 et 766

[iii] NAUDIER, Delphine. La fabrication de la croyance en la valeur littéraire. Publié dans Sociologie de l’Art 2004/2 (OPuS 4), pages 37 à 66, https://www.cairn.info/revue-sociologie-de-l-art-2004-2-page-37.htm#re25no25, consulté le 28 février 2022

[iv] Un musicien parmi tant d’autres. Harmonium

[v] RLRQ, c. D-8.1


[vi] GUAY, Serge. Le problème avec l’autoédition, c’est la Loi du livre. Le droit numérique, 10 mars 2021, https://www.ledroit.com/2021/03/10/le-probleme-avec-lautoedition-cest-la-loi-du-livre-c8e910754f9872feaebfc3f989fbe18, consulté le 25 février 2022

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