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Oui, je le veux!

Photo du rédacteur: Michele LesageMichele Lesage

À deux jours de la publication de ce billet, aucun sujet ne me séduisait encore assez pour en tirer une chronique. Par le biais de l’écriture automatique, j’ai extirpé la première phrase du néant. Page blanche, première phrase…


Première phrase, le voilà le thème tant souhaité !


Je ne m’aventure pas sur le terrain de l’incipit que Le Petit Robert et le Larousse définissent comme les premiers mots du livre. Pour ne pas m’égarer quant à sa délimitation textuelle, je ne m’attacherai qu’à la première phrase.


La première phrase a la réputation d’avoir un impact définitif sur le comité de lecture d’un éditeur, sur le lecteur potentiel qui zigzague entre les rayons d’une bibliothèque ou d’une librairie. Une sorte de « Oui, je le veux ! » qui se scelle entre deux amoureux épris de littérature qui ne se sont jamais rencontrés, jusqu’à ce que point final s’ensuive.


Une première phrase est donc perçue comme une œuvre de séduction, comme la poignée de main (avant et après pandémie…) et les trois premières minutes d’une entrevue consentie par un employeur potentiel.


Je ne partage pas la conviction de ceux qui exigent une ouverture solide, brandissant la menace qu’à défaut, éditeurs et lecteurs se détourneront dès le pied posé sur le paillasson. Pour les uns la corbeille, pour les autres le livre replacé sur l’étagère; l’équivalent du retour aux limbes. Si les éditeurs et les lecteurs ne doivent rien à personne, cette conception me heurte parce qu’elle contient un sous-entendu commercial (les ventes espérées ou le taux de fréquentation d’un service public avec, à la clé, un budget alloué).


Je ne dois pas être normale. Naïve, candide, déconnectée, idéaliste, j’ai confiance de partir explorer un territoire inconnu et fascinant. Je franchis la frontière avec allégresse, sans consulter le prospectus de l’agence de voyage. Et j’entre dans un bouquin comme dans un temple, avec respect.


Phrase-seuil, comme on la désigne, la première phrase fait entendre la voix de l’écrivain, stimule nos neurones (les miennes se sont déjà activées, juste à tenir le volume dans mes mains). À sa manière, elle nous dit : « Il était une fois ». Là se crée la transition, ou plutôt la jonction, entre trois mondes, ceux du lecteur, de l’auteur et de la fiction.


A- Approches courantes

On peut aborder cette fameuse formule « magique », ou « aguichante » si vous me permettez un peu d’ironie, en s’inspirant d’une règle de trois : lieu, personnages et temporalité. Ou recourir à des techniques éprouvées : rythme, choix des mots (précision ou appel à l’ellipse), figures de style. Plusieurs façons de recruter un public complice ont été documentées.


1. Susciter l’intérêt

Frapper l’imagination et imprégner la mémoire de métaphores ou de concepts originaux, proposer dès les premiers mots la saveur d’une friandise. Le défi est de maintenir le délice, comme un bonbon qui se dissout dans la bouche au fil des pages. À la fin, quand l’enveloppe dure se rompt, le cœur fondant caché à l’intérieur doit surprendre les papilles gustatives. C’est la recette du succès en librairie. Trois ingrédients la composent : sucre, sel, acidité.


a. Mystère

Parachutez le lecteur dans une scène déroutante, quitte à en expliquer le cadre plus tard. Une énigme à éclaircir, un crime à résoudre, une vérité à démêler. Plusieurs questions surgissent dès la première phrase. Dans Le Pendule de Foucault, Umberto Eco nous tend cette perche, et on y mord :

« C’est alors que je vis le Pendule. »


Qu’est-ce que le Pendule, où sommes-nous, qui raconte, à quelle époque, etc. ? Par contre, même si les ventes ont été époustouflantes, un sondage maison m’instruit que peu de mes relations ont dépasser la moitié du roman. Comme quoi, une bonne phrase de départ ne prémunit pas de l’infidélité.


b. Action

Fuir, combattre, se disputer, se perdre, se voir imposer un rendez-vous indésirable. Coups d’éclat ou situations inconfortables ont la cote. En coinçant un protagoniste dans un environnement hostile, c’est l’occasion de mettre en évidence une particularité de sa personnalité, de le rendre attachant dès le début. À cet égard, le premier indice sera suivi de plusieurs autres parsemés ici et là, pour une compréhension progressive et plus en profondeur, jusqu’au dénouement.


Dans Cent ans de solitude, Gabriel Garcia Marquez ne nous fait pas de quartier :

« Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. »


c. Choc

Le truc consiste à déconcerter le lecteur avec un récit étrange, quelque chose qui bouscule notre ancrage à la réalité, comme dans La Métamorphose de Kafka :

« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. »


J’ai subi mon plus grand traumatisme avec cette phrase d’Isidore Ducasse (pseudonyme : Lautréamont) :

« Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison; […][i] »


Rien ne garantit que le lecteur persiste dans ces délires. Pour ma part, je me suis accrochée pour l’unique raison que je devais remettre un devoir universitaire. Par contre, je n’ai pas regretté d’avoir été séquestrée dans cette prose hallucinante. Je l’ai même relue.


2. Le ton

Selon le genre littéraire, diverses manières d’entreprendre un récit peuvent produire leur petit effet. La clarté de la mise en scène annonce le terrain de jeu.


a. Humour

« Cette histoire, du début à la fin, ne contient qu’une seule parole vraie — cette histoire, du début à la fin, ne contient pas une seule part de vrai.[ii] »


b. Interpellation : l’auteur vouvoie ou, mieux, tutoie son lecteur.

« Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur.[iii] »


c. Conte

« Plusieurs centaines d’années avant la découverte du Canada par Jacques Cartier, ce pays était habité par différentes nations et tribus d’Indiens.[iv] »


d. Dystopie

« Les occupants de chaque étage de l’hôtel devront comme d’habitude constituer leurs propres groupes de protection pendant la durée des jeux…[v] »


3. Se présenter

Le « je » autorise le lecteur à s’introduire dans la tête d’un personnage, ou même celle de l’auteur dans le cas des autobiographies. Ce procédé s’associe aisément au drame et aux idées tordues.

« Je n’ai pas l’habitude de m’adresser aux autres lorsque je parle, voilà pourquoi il n’y a rien qui puisse m’arrêter.[vi]

« Si vous voulez vraiment que je vous dise, alors sûrement la première chose que vous allez me demander c’est où je suis né, et à quoi ça a ressemblé, ma saloperie d’enfance, et ce que faisaient mes parents avant de m’avoir, et toutes ces conneries à la David Copperfield, mais j’ai pas envie de raconter ça et tout.[vii] »


B- Approches qui bafouent les règles d’écriture

J’avoue un faible pour les expéditions hors-piste. La créativité et la débrouillardise s’y expriment avec bonheur.


1. Flirter avec le prologue

Le prologue, le texte introductif, pose les nombreux éléments de l’histoire, contexte et personnages, avant que la narration ne se déploie. Certains médisent des faux prologues qui privent le lecteur du plaisir de les découvrir au fil des pages. Ils s’avèrent cependant tout à fait adéquats pour des lieux exotiques, comme dans Salammbô, de Gustave Flaubert,

« C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »


ou la détermination d’une époque :

« En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de D.[viii] »


La règle « montrer et ne pas dire » enfreinte avec talent est source d’enchantement.

« Nous sommes tous nés, frères et sœurs, dans une longue maison de bois à trois étages, une maison bossue et cuite comme un pain de ménage, chaude en dedans et propre comme la mie.[ix] »


2. Choisir la banalité

Se réveiller, dormir, s’habiller… Rien pour exciter le lecteur. L’auteur qui opte pour la plate réalité fait montre d’un courage certain !

Exemples :

« — Did you sleep well? Flûta la voix de Grace.[x] »

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure.[xi] »

« Ce que je crois, c’est que toutes les personnes humaines savent déjà ce que je m’apprête à dire.[xii] »


Si plusieurs prétendent que la météo est à proscrire, je vous fournis ici un contre-argument de taille, livré par George Orwell lui-même :

« C’était une journée d’avril froide et claire.[xiii] »


3. Se servir du dialogue

Normalement, on devrait s’attendre à une introduction avant que les personnages ne prononcent une seule parole. Certains préfèrent brusquer le lecteur, en faire le témoin indiscret d’une conversation.

« Alors vous avez cassé ?[xiv] »


4. Repousser le lecteur

L’auteur provoque le lecteur en orbite, jouant avec la loi de la gravité. Dans Feux, Marguerite Yourcenar accomplit avec brio ce tour de passe-passe :

« J’espère que ce livre ne sera jamais lu. »

Attiré malgré le rejet, il est entraîné à défendre sa décision d’ignorer l’injonction de l’écrivain.


5. Imiter la quatrième de couverture

Soumettre un résumé est de la haute voltige. Réunir tous les enjeux, personnages et thèmes dans quelques phrases ne se réalise pas sans difficulté; alors dans une seule phrase, bonne chance ! Mon expérience d’arrêtiste endigue toute envie en ce sens.



Après ce survol, je ne saisis toujours pas la différence entre une bonne première phrase et une mauvaise. Mon enquête parmi les livres de ma bibliothèque m’amène à conclure que la formule magique n’existe pas. Il suffit d’identifier une règle pour qu’elle soit aussitôt contredite par le génie d’un auteur.


Voici la première phrase du roman sur lequel je travaille. Elle n’a pas changé depuis que j’ai tapé la première lettre de la première version.

« La neige virevolte autour du fossoyeur. »

Dois-je y réfléchir davantage, la modifier, combiner différentes approches ?


Petit jeu : saurez-vous attribuer ces premières phrases à leur auteur ?

1) « Revenir est la fatalité. »

2) « La barre étale de la mer, blanche, à perte de vue, sur le ciel gris, la masse noire des arbres, en ligne parallèle derrière nous. »

3) « La nouvelle coupe la nuit en deux. »

4) « Le sifflet strident des policiers alerta les cœurs. »

5) « Avec le soleil se leva Gédéon qui descendit dans la rivière et commença de secouer et de laver à grande eau les sables que lui apportait le courant. »

6) « Après une averse violente, le ciel se dégage rapidement. »

7) « Vincent gravit le sentier pierreux qui menait à la ferme de la Bernadette Loubron. »


Les réponses dans ce lien :


Sites consultés le 29 avril 2021 :

 

[i] LAUTRÉAMONT. Les chants de Maldoror

[ii] YAN, Mo. La carte au trésor

[iii] CALVINO, Italo, Si par une nuit d’hiver un voyageur

[iv] MAXINE, Le sorcier du Saguenay

[v] VAN VOGT, A.E., Le monde des Ã

[vi] ARCAN, Nelly. Putain

[vii] SALINGER, J.D. L’attrape-cœurs

[viii] HUGO, Victor. Les misérables

[ix] LECLERC, Félix. Pieds nus dans l’aube

[x] LALONDE, Robert. Un jardin entouré de murailles

[xi] PROUST, Marcel, À la recherche du temps perdu

[xii] JACOB, Suzanne. L’obéissance

[xiii] ORWELL, George, 1984

[xiv] HORNBY, Nick. À propos d’un gamin

 
 
 

1 Comment


Isabelle Grégoire
Isabelle Grégoire
May 02, 2021

Très intéressant, merci beaucoup! J'ai aimé cette décortication des types de "première phrase" c'est vrai qu'il y a tout et son contraire... Cela dit, je crois qu'il ne faut pas trop bloquer sur cette première phrase: il peut arriver celle-ci ne surgisse qu'en dernier ;)

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