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Simplicité — faire simple — n'est pas (toujours) réduire

Photo du rédacteur: Michele LesageMichele Lesage

Atteindre la perfection sous-entend chez l’écrivain la totale maîtrise de la complexité dans la simplicité : faire le mieux avec le moins, sans nuire à la profondeur de la substance.


Au sommet de mes désirs trône l’ambition d’enfanter une histoire simple, porteuse de sens, le récit idéal qui s’inscrit dans le patrimoine littéraire universel. Atteindre la perfection suggère une totale maîtrise de la complexité dans la simplicité. Faire le mieux avec le moins, mais pénétrer et exposer la profondeur de la substance. Ne sachant pas par quel bout commencer, j’ai creusé ces notions en espérant la recette miracle.

Une main qui remue une cuillère dans un plat
Exécution d'une recette

Simple : une définition


D’habitude, la simplicité se comprend comme le contraire de ce qui est complexe. Selon le contexte, le mot « simple » pointe vers plusieurs significations : usuel, modeste, candide, contenu accessible et clair, absence de calcul, de prétention, sujet traité sans intelligence, objet formé de peu d’éléments.


Une histoire simple est-elle par définition simpliste ?


Dans la nature et dans la genèse des civilisations, rien ne relève du simple. Les découvertes quantiques démontrent que la version la plus indécomposable de toute chose n’existe pas. Le diamant le plus cristallin cache des impuretés qui échappent aux loupes grossissantes. De plus, cette pierre précieuse provient d’une alchimie souterraine prodigieuse.


Le vocabulaire foisonne de mots synthèse. Le « corps » ne réfère pas uniquement à la tête, au tronc et aux membres. Il renferme des aspects morphologique, anatomique, physiologique, neurologique et même électrique. L’« eau » évoque un liquide, mais elle se constitue de molécules qui ne peuvent être décrites comme liquides. Le tout est la somme des parties, et ce, dans tous les cas.


À l’inverse, peut-on affirmer que la complexité se caractérise par la longueur de l’explication fournie ?


Le silence est-il moins complexe que la parole ?


Écrire avec le cœur


L’expérience prouve qu’il faut d’abord écrire une première version avec son cœur. En d’autres termes, laisser sa plume courir sans contrainte. Les écrivains réalisent plusieurs moutures avant de relâcher la dernière. Au cours de ce processus, ils coupent le superflu et corrigent l’ambigu. À terme, le résultat intellectualisé voulu ne laisse rien entrevoir du travail acharné sous-jacent.


Le piège : tomber en amour avec sa première version. Pas facile d’abandonner derrière soi ce que l’âme a exprimé à l’état brut. D’où la difficulté d’écouter les commentaires de son comité de lecture ou d’accepter les demandes de modifications de l’éditeur. J’en suis.


Sur les cinq continents, des contes comme Le petit prince d’Antoine de Saint-Exupéry sur les thèmes de l’amitié, de l’amour, de la solitude et de la quête de sens ont recueilli un enthousiasme unanime. L’alchimiste de Paulo Coelho a connu une immense popularité, ce conte philosophique qui appuie sur l’accomplissement personnel de ses rêves et l’importance de la spiritualité. De même Ru de Kim Thuy, sur l’expérience de l’immigration et de l’adaptation, a ému par son style direct, sans fioriture.


Les livres qui s’illustrent ont été remaniés un nombre incalculable de fois. La première version, la plus honnête, la plus spontanée, repose dans les archives. On s’imagine que simplicité égale facilité. Fantasme.


Écrire avec la tête


Au-delà de cette recette éprouvée pour fignoler tout projet, la question demeure : comment écrire simplement ce qui est complexe ?


Le langage désigne un système de communication qui présente son lot de défis lexical et syntaxique. Dans Phèdre, le dieu égyptien Thoth se voit reprocher d’avoir introduit la paresse et l’oubli par l’invention de l’écriture puisqu’elle permet aux hommes de s’en remettre à des signes extérieurs à eux-mêmes. Il prédisait à tort l’apparition d’une confusion entre savoir et connaissance figée dans le temps.


Avec le développement de l’imprimerie ont été implantés les signes de ponctuation, le découpage en paragraphes et en chapitres, la numérotation des pages, les notes, toute une culture de l’imprimé. Si la disposition du texte structure et contribue à l’émergence du sens, elle rend toutefois ardue la tâche de couvrir un sujet aux mille facettes de façon à être compris par le plus grand nombre. On pourrait être tenté d’adopter la forme la plus dépouillée, soit le trio sujet-verbe-complément et l’utilisation de verbes passe-partout comme avoir, être, faire, mettre, prendre, rendre, tenir, venir, aller, trouver. Cette solution ne crée que de l’ennui. Il faut donc envisager une phraséologie plus riche pour soutenir l’intérêt.


Par ailleurs, pour assurer un effet de flux continu et maintenir l’attention (d’où l’expression « un texte qui coule »), on conseille d’éviter :

  • les incises — l’usage inconsidéré de compléments au début, au milieu et à la fin des phrases;

  • plus d’un narrateur;

  • le recours aux tournures négatives — « je ne pouvais pas refuser » au lieu de « je devais accepter »;

  • l’emploi exagéré d’adjectifs et d’adverbes, de pronoms relatifs, de locutions conjonctives (qui, que, lequel, auquel, duquel, parce que, à cause que, puisque) et de conjonctions (mais, où, et, donc, car, ni, or);

  • l’abus de mots inutiles — « un nombre excessif de : trop », « dans la mesure où : si », « au sein de, à l’intérieur de : dans »;

  • les phrases passives : la souris est mangée par le chat / le chat mange la souris.


Hormis ces détails techniques, on revient à l’essence de ce billet : comment attaquer le nœud gordien d’une matière complexe pour en extraire un contenu brillant et digeste ?


De l’autre côté du miroir : les niveaux de lecture


Un livre est écrit pour être lu. Les auteurs et autrices ne détiennent aucun contrôle sur la façon dont leur ouvrage sera jugé[1]. Du côté du lecteur, un phénomène singulier se produit : la suspension de l’ego. La conscience transcende le soi. Le « Je » se saisit du livre, le transforme et se laisse transformer. Dans Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville déclarait : « La simplicité est oubli de soi, de son orgueil et de sa peur. »

Trois ronds avec les mots Lecteur - Texte - Conteste
Illustration du lecteur face au texte et au contexte

En lecture, on compte quatre niveaux de compréhension : littérale, interprétative, critique et créative. Les habiletés relatives à ces quatre niveaux, intrinsèques à la taxonomie de Bloom, sont étudiées en pédagogie[2].


6 niveaux de complexité : connaissance, compréhension, application, anyalyse, synthèse, évaluation
Taxonomie de Bloom

Le premier niveau, la connaissance sur le monde, correspond à la « théorie du monde » que tout un chacun se construit à partir du savoir acquis, auquel se rattachent les nouvelles informations reçues. Aux deuxième et troisième, la personnalité du lecteur ou de la lectrice, ses goûts, ses besoins ainsi que la perception de soi, tout le portrait affectif, entrent en jeu. Sa capacité de prendre des risques, sa résilience face à l’échec influenceront les niveaux supérieurs[3]. Une lecture intelligente mobilise un bagage culturel dont l’auteur a été tenu à l’écart. Impossible pour lui de deviner toutes les dimensions conscientes ou inconscientes, explicites ou implicites qui se glissent entre lui et l’autre.[4].

Trois ronds entrecroisés : Lecteur, texte, contexte
Le lecteur face au texte et au contexte

En éducation, quatre compétences sont attendues de l’élève :

1) disposer d’un vocabulaire suffisant; 2) établir le lien avec les informations déjà acquises; 3) interpréter, questionner le sens; 4) évaluer, rassembler en un ensemble cohérent, intégrer.


En réalité, les lecteurs de loisir se répartissent en dix catégories :

  1. lecteurs passifs : aiment se faire conter une histoire sans avoir à s’interroger;

  2. lecteurs en diagonale : survolent le texte pour ne retirer que l’essentiel;

  3. lecteurs dépendants du sens littéral : imperméables au sens figuré;

  4. lecteurs actifs : questionnent, soulignent, inscrivent des réponses en marge;

  5. lecteurs analytiques : résument, commentent, discutent;

  6. lecteurs critiques :  vérifient l’exactitude des faits relevés; 

  7. lecteurs créatifs : appliquent leur lecture à leur vie personnelle;

  8. lecteurs épicuriens : écartent les bouquins qui leur déplaisent;

  9. lecteurs interprètes : découvrent des informations par déduction;

  10. lecteurs esthètes : apprécient l’esthétisme, le style épuré, voire minimaliste.


Comment métamorphoser la complexité en simplicité


L’énigme demeure entière. La complexité relève autant du processus que de la difficulté du sujet, autant de l’émetteur que du récepteur. Mon poste d’arrêtiste m’a préparée à affronter le monstre. J’entamais la lecture de jugements difficiles en contenu et en longueur avec méthode. Je retenais les faits, les arguments, et reprenait point par point le raisonnement du juge en lien avec chaque élément de la contestation et de la conclusion. Comme résultat, j’obtenais un résumé à la portée de tous : étudiants, avocats, professeurs, juges.


Au fond, je fonctionnais comme dans le Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de de Robert M. Pirsig, roman dans lequel l’auteur raconte un voyage à moto pour se comprendre lui-même et rétablir la relation avec son fils. D’abord démonter l’engin pièce par pièce pour assimiler chaque composante, identifier son rôle afin de procéder aux réparations nécessaires en cours de route durant un long périple. La métaphore entre le deux-roues et la progression du personnage vers la guérison de la maladie mentale est non seulement efficace mais bouleversante d’enseignement.


« La simplicité n'a pas besoin d'être simple, mais du complexe resserré et synthétisé. »

Alfred Jarry[5]


Voilà où réside tout le génie d’un auteur : appréhender les différents volets d’une situation, les réunir et les traduire de manière à éclairer le lecteur d’une vérité existentielle. Lucidité, précision, adresse dans la forme et authenticité. Le style poétique, par le rythme, le choix des sons et des images, parvient particulièrement bien à provoquer l’épiphanie, le sentiment d’une révélation.


La vraie nature de la simplicité


Aux antipodes des envolées virtuelles filmées et déposées sur les réseaux sociaux, l’écriture et la lecture libèrent la pensée de l’influence des entourloupettes oratoires et favorisent la réflexion personnelle. La simplicité n’exclut ni intensité émotionnelle ni émerveillement, ni profondeur ni mystère. Sur le plan de l’écriture et de la lecture, le créateur et le destinataire de l’œuvre se rencontrent au milieu d’un espace intime aux angles insoupçonnés, bien enfoui sous la surface de la page.


Loin d’être une preuve de lacune ou de pauvreté, la simplicité embrasse l’infini et l’insondable. Viser la simplicité n’est pas réduire, mais découle d’un cheminement soigneux. Les haïkus, la poésie, les fables, les contes s’y prêtent admirablement bien. Pas seulement parce qu’il s’agit de formes brèves, mais parce que ce sont des formes condensées. Alain Berthoz, scientifique et neurophysiologiste, a créé le mot « simplexité » pour désigner le fonctionnement du cerveau qui travaille à rendre accessible le complexe. La simplexité « présuppose, et elle intervient dans les démarches de symbolisation, de schématisation et de stylisation.[6]  »


Sur la pointe d’une herbe

devant l’infini du ciel

une fourmi

(Ozaki Hôsai [7])


SOURCES CONSULTÉES EN FÉVRIER 2025


[1] BÉLEC, Francine. Pour un accompagnement des étudiants en amont de leurs lectures, 2017/03/14.

GIASSON, Jocelyne. La compréhension en lecture.


[2] Centre de services scolaire des découvreurs. https://seduc.cssdd.gouv.qc.ca/taxonomie-de-bloom/


[3] GIASSON, Jocelyne. La lecture : De la théorie à la pratique. Montréal, Gaëtan Morin éditeur, 1990. — Adaptation de la figure 1.2 — P. 18


[4] Clément, J. (2000). Hypertexte et complexité. Études françaises, 36(2), 39–57.


[5] « Linteau », préface aux Minutes de sable mémorial (Mercure de France, 1894)


[6] PEYRACHE-LEBORGNE. De la simplicité avec art (conférence prononcée en novembre 2022, en ouverture du Séminaire de recherches « Éthique et esthétique de la simplicité. Littérature et arts, histoire des idées ». Nantes Université, 2022-2024, sous la direction de Dominique Peyrache-Leborgne, Cécile Mahiou, Chantal Pierre et Philippe Postel). 2024. hal-04527924

[7] Haïku. Anthologie du poème court japonais, présentation, choix et traduction de Corinne Atlan et Zéno Bianu, Paris Gallimard, coll. « Poésie / Gallimard », 2002, p. 7.




 
 
 

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